Chers frères prêtres et diacres,
Chers frères et sœurs fidèles laïcs et consacrés,
Mardi 5 octobre, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, Président de la Conférence des évêques de France, et Sœur Véronique Margron, Présidente de la Conférence des Religieux et Religieuses de France, ont reçu solennellement le Rapport de la CIASE, présidée par Monsieur Jean-Marc Sauvé. Vous vous rappelez que la création de cette Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église avait été décidée par les évêques en leur Assemblée plénière de novembre 2018. Nous recevons donc ce rapport et ses recommandations avec gratitude pour le travail accompli très professionnellement par les membres de cette commission.
L’ampleur numérique des victimes, révélée par ce rapport, est accablante, et un sentiment de honte et d’effroi nous saisit. Sans doute s’agit-il d’une estimation et le nombre doit-il être lissé dans le temps, sur 70 ans, de 1950 à 2020. Il reste que nous mesurons l’ampleur d’un phénomène qui, s’il n’est pas inconnu pour nous, avec la prise de conscience qui se fait jour dans l’Église depuis les années 1990, nous invite à l’humilité, en particulier nous, les évêques, qui sommes les premiers responsables de la vie de l’Église. Et nous devons reconnaître que nous avons mis du temps à écouter les victimes et à prendre la mesure du drame existentiel, humain et spirituel, dont elles éprouvent si douloureusement, dans leur chair et dans leur âme, les effets destructeurs. Depuis le début des années 2000, nous avons certes pris des mesures de prévention, de formation et de protection des mineurs au sein de notre Institution, mais le travail entrepris de manière institutionnelle autour de la reconnaissance de la souffrance des victimes est relativement nouveau.
La grande leçon de ce rapport, outre la révélation de l’ampleur de la pédocriminalité dans l’Église – estimation de 216000 victimes de prêtres ou de religieux, qui s’élève à 330000 si l’on ajoute les victimes abusées par des laïcs engagés dans nos institutions ecclésiales-, c’est la place centrale qui a été donnée aux victimes, et dans la méthodologie adoptée et dans les mesures envisagées. Il leur a fallu en effet, en s’organisant parfois en collectifs, crier leur souffrance pour être vraiment entendues ! Comme j’ai eu l’occasion de vous le confier, c’est l’écoute attentive, et dans la durée, de victimes qui ont bien voulu me donner leur témoignage et avec qui j’entretiens parfois une relation de compagnonnage fraternel, qui m’a permis de mesurer le drame vécu:« C’est moins mon corps que ce prêtre a violé que mon âme. Il m’a séparé de Dieu », me confiait l’une d’entre elles. Comme je le dis souvent, l’Eglise n’est pas d’abord une Institution à protéger, car elle est un Corps, le Corps du Christ qui s’identifie aux membres les plus petits et les plus blessés: ce sont eux qui doivent occuper la première place dans notre sollicitude pastorale.
Nous sortons progressivement d’une culture de la minimisation, voire du déni, en tout cas du silence qui a été largement partagé au sein de notre société, y compris dans les familles, mais qui représente pour l’Église, à commencer par les évêques, un immense défi à relever. La vérité ne doit pas nous faire peur, c’est elle qui nous rendra libres (cf. Jn 8, 32) !
Ma pensée va donc d’abord vers les victimes qui attendent de nous de vraies mesures en vue de leur reconstruction humaine et spirituelle. Les évêques auront à analyser ce volumineux rapport et à étudier de près les recommandations faites par la CIASE. Nous nous attellerons à ce travail nécessaire lors de notre prochaine Assemblée plénière de novembre. On y abordera en particulier la délicate question de « l’indemnisation » pointée par le rapport, là où nous étions engagés depuis avril dernier dans une démarche de« contribution financière », à partir d’un« fonds national de dotation », abondé volontairement par les évêques, les prêtres et les fidèles qui le souhaiteraient. Sans renier le cœur de la théologie du sacerdoce et de l’Église, nous devrons aussi définir la meilleure posture à adopter pour que le ministère des prêtres les protège et protège les fidèles contre certains abus de pouvoir et de conscience, pouvant engendrer des abus sexuels. En revanche, nous ne pourrons pas toucher au « secret de la confession »,quine saurait être réduit au« secret professionnel », levé par le droit dans certaines circonstances, parce qu’il garantit la relation de confidentialité et de liberté du pénitent avec Dieu lui-même, au-delà du confesseur qui n’est qu’un instrument au service de cette relation.
Il est difficile, dans le feu de l’action, de prendre de la hauteur et du recul pour identifier les raisons de fond qui rendent compte d’un tel drame. Elles ne sont pas seulement liées à l’Institution et à ses structures d’organisation et de gouvernance, que l’on voudrait parfois calquées sur celles des démocraties modernes. Il y a certes le regard entretenu par le peuple chrétien sur le prêtre, enfermé parfois dans la « bulle du sacré », conduisant non seulement à en faire un « mis à part» (Rm 1, 1), ce qui appartient somme toute à l’identité du prêtre, mais un « séparé », avec un risque d’isolement, de mise sur un piédestal, et donc de distance excessive avec ses frères chrétiens et avec sa propre humanité sujette, comme pour tout un chacun, à des faiblesses et au péché. Mais il y a aussi, à l’inverse, une certaine sécularisation du prêtre qui a pu le conduire à vivre comme tout le monde dans une société où les barrières et les verrous ont sauté de toute part. Sans compter la part de pathologie compulsive, mieux identifiée depuis quelque temps par la psychologie et la psychiatrie et pas assez détectée au moment de la formation, qui explique nombre d’abus révélés.
La Commission Sauvé a relevé que plus de 50% des agressions sexuelles dans l’Eglise se sont déroulées dans les décennies 1950 et 1960. C’est la période, après la grande fracture de la seconde guerre mondiale, où l’on connaît une flambée des vocations-sans doute pas assez contrôlée du point de vue du discernement et de la formation – au nom d’une grande générosité qui s’orientait de plus en plus vers l’engagement social, et, paradoxalement, c’est l’époque où l’on enregistre une grave crise spirituelle du clergé, repérée par les historiens. Dans les années 70, où s’installe une société de contestation de l’autorité et des interdits, où l’on assiste à l’explosion de l’émancipation sexuelle, qui n’épargne pas l’Église, et où les évêques sont d’abord préoccupés par le départ d’un nombre important de prêtres, on est moins regardant sur le péché et moins enclin à appliquer des sanctions pénales dans l’Église. Dans le nouveau Code de Droit canonique, publié en 1983 pour mettre en œuvre l’Ecclésiologie du Concile Vatican 11, la partie pénale est très insuffisante, au point de faire actuellement l’objet d’une révision, liée pour une large part à la question des abus sexuels dans l’Église.
Les victimes et le peuple des fidèles seront assurément associés à l’élaboration des décisions que les évêques auront à prendre dans les mois qui viennent. Le Synode sur la « synodalité » pourra, en ce sens, y contribuer.
En attendant, nous devrons renforcer et parfaire le fonctionnement de notre cellule d’écoute des victimes, mise en place en 2016 dans notre diocèse. De même, nous nous engagerons les uns et les autres, chacun pour sa part de responsabilité, à les assurer de notre prière, de notre soutien et d’une vigilance renforcée.
Devant la Vérité qui éclate, j’imagine aussi que les prêtres et les religieux vont devoir essuyer des attitudes instinctives de défiance et de stigmatisation, voire de rejet, de la part de certains, dans l’Église et en dehors de l’Église. Je tiens à rappeler toutefois que si les prêtres qui ont gravement failli sont beaucoup trop nombreux (3% des prêtres sur 70 ans) – et un seul, ce serait déjà trop -, l’immense majorité des prêtres et des religieux sont de bons serviteurs et méritent que l’on évite tout amalgame. Les prêtres, à qui je redis ma confiance, accueilleront cependant cet inconfort dans un grand esprit de foi et d’humilité et nous profiterons de cette épreuve de vérité pour ajuster toujours mieux notre attitude vis-à-vis des fidèles, à commencer par les plus petits et les plus vulnérables: « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas » (Mc 10, 14), dit Jésus; autrement dit : mettons largement notre ministère au service de leur relation avec Dieu par la sainte humanité du Christ, présente et agissante dans les sacrements, mais sans jamais céder à la tentation de les accaparer à notre pouvoir, à notre profit et à nos désirs égoïstes. Cela est aussi vrai pour tous les laïcs engagés dans nos institutions et mouvements éducatifs – éducateurs chrétiens, acteurs de notre enseignement catholique – que je tiens à remercier pour leur engagement et leur vigilance, aidés par des protocoles éprouvés, tant dans les mouvements que dans les établissements scolaires.
A vous, chers fidèles, qui portez aussi la honte que nous éprouvons tous, je vous invite à ne pas céder au découragement ni à la défiance. Accompagnez vos prêtres, ne les laissez pas seuls, aidez-les, en vérité et fraternellement, à trouver toujours la juste attitude. Nous formons un seul corps, nous sommes les membres les uns des autres (cf. Rm 12, 5) : puisse cette épreuve nous faire grandir dans une vraie communion, voire dans la correction fraternelle (cf. Mt 18, 15-18), et nous prémunir contre tout germe de division.
En donnant aux victimes la première place dans notre prière, nous nous confierons mutuellement, en ce temps d’épreuve, à la Vierge Marie, que nous invoquons, en ce mois d’octobre, sous le vocable de Notre Dame du Rosaire : elle est notre plus puissante alliée dans les combats que nous aurons à mener, afin que l’Église en sorte grandie et purifiée pour annoncer au monde l’Évangile du Salut, de manière toujours plus crédible. Nous devons tout entreprendre pour accompagner les victimes dans leur chemin de guérison et faire de notre Église une maison plus sûre. Mais nous croyons que Jésus seul est Sauveur, lui qui a promis à son Église que les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle.
En me confiant à votre prière et en vous assurant de mes sentiments dévoués et fraternels, je vous bénis.
+ Marc Aillet